MYTHOGONIA


MYTHOGONIA : Le potier porte envie au potier, l’artisan à l’artisan, le mendiant au mendiant et l'aède à l'aède.

 

 


 

ADONIS

Lorsqu’il se sentit définitivement acculé par les bêtes sauvages lâchés à ses trousses par le destin, et alors que le crépuscule ébréchait les derniers feux du soleil sur un autel de marbre noir, le bel éphèbe se mit à courir vers l’horizon avec l’ardeur d’un cheval sauvage. Il ne se retournait pas, il tendait ses jambes et ses bras comme des flèches et tous ses muscles se bandaient vers l’avant, gainés par la fraîcheur du soir. Son regard affolé s’arrêta sur le paradoxe d’une ombre sèche au creux d’un massif d’aubépines. Dès le premier contact, l’épineux branchage lui lacéra le corps avec une voluptueuse douceur, décochant dans l’air les phéromones d’un sûr carnage. Il essuyait son sang comme on se regarde dans un miroir. Ses mains devinrent plus rouges que le soleil perdu, qui lui parurent soudain dépourvues du moindre épiderme. Rendues folles de passion destructrice, les bêtes redoublèrent d’assaut, transformant le revêche bosquet en un chaos de chairs sanguinolentes. Adonis tentait vainement de les repousser à coups de pieds, perdant mille et un petits morceaux. Son corps magnifique se découpait en fragments comme une statue que l’on brise. Avec ce qu’il lui resta de mains, il essaya de protéger son visage au bord des mufles gémissant. Son crâne fortement vascularisé explosa au ralenti, se transformant bientôt en fontaine de sang épais et noir. Le liquide se répandit largement sur la blancheur indécente de ses épaules et de son torse nu. Des inflorescences indéfinies redessinaient son corps entier, alors que les coups de griffes et de dents animales donnèrent, l’espace d’un instant, naissance à une créature proche de la cruauté des origines. La mémoire des Hommes attachera cette finitude à l’éclosion primale de la rose. Or c’est plus à l’idée de la rose que renvoie une pareille et horrible métamorphose. A l’agonie silencieuse de la fleur coupée et à ses pétales aussi vifs que labiles. Saisissante et durable imitation de notre chair, désirante et  mortelle.

 


 

AINO

Des troncs d’arbres lumineux montaient vers le ciel, formant une harpe colorée qui ondulait lentement au gré des vents, des nuages et des yeux. Toutes les bêtes se taisaient. Les chaumières avaient étouffé leurs feux. Des chants magiques avaient envahi l’étendue jusqu’au  élémentaire des choses. Deux hordes contraires se répondant l’une l’autre dans une bataille aussi sonore que cinglante. L’air en était gavé à coeur, tout le monde respirait des harmoniques violentes, ressentant les pires vibrations parmi les méandres du corps et de l’esprit. Aino aimait son frère plus que tout. Plus que la terre, la mer et le vent réunis. Plus que ses parents et plus qu’elle-même. Elle l’aimait et le vivait dans chacun de ses gestes valeureux, dans chacune de ses aventures, chaque carreau tiré de son arbalète. Elle aurait fait n’importe quoi pour lui. Mais, pour une bataille perdue, se livrer corps et âme au joug de leur plus vif ennemi ? Ce vieillard vindicatif et tout puissant chevauchant des miracles infâmes ça, jamais ! Et quoi, épouser son quotidien, faire ses repas, laver son linge sale, partager sa couche… Une telle exigence lui sembla plus basse que l’enfer.  La recette de la miche au miel n’a pas à être connue des frelons, des rapaces ni des bourreaux. Ce temps et cet espace n’avaient pas d’avenir. Ni cet air vicié par la défaite. L’horizon noir d’un tel mariage était couvert d’une croûte immonde faite de sacrifices et de deuils accumulés comme les neiges. Tout espoir était désormais crépuscule. Aino comprit du même coup que les Hommes portent tous, au revers du cou et dissimulé par leur tresse aux beaux reflets, le même sceau de la déception tatoué sur la peau. Il lui fallait disparaître, se faufiler vers l’ailleurs avec l’agilité de l’eau, avec l’infinitude de son cours et le trouble de ses reflets. Il lui fallait se faire plus petite et plus fuyante encore. Être de plus en plus fine et subtile, jusqu’à la transparence des glaces que seuls les ciels bleuissent et où se reflètent, parfois, le visage transfiguré des dieux malheureux. Elle serait donc ce modeste poisson, que le pécheur rejette avec mépris dans l’onde agitée d’une queue rieuse. Une nymphe anonyme, plate, triste et fière ayant refusé l’abus. Est-elle libre, qui depuis lors nage dans le labyrinthe silencieux et infini des banquises ? Sa bouche est close, ses yeux sont serrés qui, au fond du coeur, portera toujours une si lourde pierre.

 


 

AGNES DE ROME

Le désir le plus tranchant finit toujours par buter contre une pureté plus dure. Il n’a pas pour ultime de s’accomplir dans la perfection mais de finir, de mettre fin à sa poussée. Il y a une marque au sol, un signe dans le ciel, un défaut d’hommage dans les us et coutumes que l’historien vient consigner. C’est le point où nul ne peut plus lutter. Où tout doit s’arrêter, décroître, débander. Le temps nous revient en plein visage, qui intime au désir son devoir de justification, ses traces de flammes au mur et ses stigmates vocabulaires parmi les textes anciens. Le désir doit disparaître. Il doit fouir sous la terre et repartir avec la vague, saigné à blanc par un désir qui lui est définitivement  supérieur. Il est mis à sac par un amour sans partition, où le corps et l’esprit, l’âme et la raison, le soi comme l’autre se mêlent aux eaux d’un même fleuve. Le mouvement du désir porte en lui sa propre négation. Sa pointe fière, sûre et tranchante. Dans la fureur du “ Non ” d’Agnès de Rome gisent – probablement rassemblées par une main corruptrice –, les symptômes d’une l’enfance manipulée, d’une féminité asservie et d’une foi lucide contrainte à l’avilissement. A la finale peu importe le nom, l’âge, la litanie des souffrances ou la sûreté du bourreau. Seuls demeurent la sérénité d’un choix couronné par le dernier des doutes, et par la certitude d’une vie accourcie, dont l’importance s’enfonce dans la durée. Aucune perspective de sainteté n’ignore la douleur, la naïveté ni l’ennui d’une toute jeune fille, prise dans les ruines d’elle-même comme une forteresse inachevée, et ne pouvant désormais offrir à nos yeux que cet informe cumulat de substructions couvertes par les mousses polychromes, les fraises des bois et les roches métamorphiques… Jadis agités par le vent, la construction historique comme le récit fictif ont bel et bien finis au fond du même caveau de porphyre. Alors à quoi bon mettre à nue pareille réalité du martyre ? A quoi bon déshabiller de force une figure dont la chair n’a marqué que les esprits ? A quoi bon de cruelles certitudes face au doute absolu, et une vérité toute nue devant une vérité bien vêtue ? Pourquoi donc s’acharner encore aux linéaments parfaits d’un visage offusqué de lumière, et ne pas y reconnaître un miroir brisé ? Un fragment de mémoire tissé par l’oubli. Le désir, devenu besoin. 

 


 

ACHILLE

Il n’y a rien de plus serré que le temps passé à vivre sur la terre. Les grains du temps s’écoulent tous en même temps, comme une communauté d’existences minuscules, un réseau de choses vivantes, un système complet de grains de sable dont nous faisons partie. Cette loi est absolue à laquelle il ne s’agit même plus  de se soumettre, et qui commence avec nous. Avec la rage des pères et le souci des mères. Toutes les pensées s’avancent en courant. On n’a pas le temps de regarder autour de soi. Chaque prise de conscience est d’une douleur infinie. L’arbre qui grandira, la saison qui n’en finit pas, le retour des étoiles filantes et le nom des enfants. Rien. Un présent clair et net comme un cube de marbre parfaitement taillé. Une pierre plus belle et plus tranchante que toute arme. Plus que tout Achille est donc contraint de subir. De supporter le poids et le bouclier d’Achille. C’est-à-dire de filer droit vers la mort, au gré d’une cadence militaire. Chaque moment qui passe, chaque action qui s’ébranle, chaque besoin qui s’exprime devient à la fois une croyance et une blessure. Le sable s’écoule des yeux et des lèvres. Le moindre geste est recouvert de cendres et de paroles légères. Le corps et l’esprit du héros ont beau s’abstraire de l’attraction terrestre, devenir plus déterminés et plus puissants que les éléments eux-mêmes, il reste que leur ombre portera toujours au sol. Achille finit toujours par retomber au niveau des hommes, et ses pensées par se dissoudre dans la mer aux poissons. S’il faut bien admettre ce qu’on est,  le plus tôt est toujours le mieux. Et savoir ce que l’on doit. A qui on le doit et ce que l’on peut en faire. Dire non et camper sur l’aire de sa certitude. On n’imagine pas combien de nuages noirs peuvent se condenser entre les falaises d’un crâne. La densité règne dans le sang comme la tragédie dans un théâtre, au crépuscule, quand la lune scintille entre les pins. Achille ne se réduit pas à une crise de colère. Ni à une prise de silence équivalant toutes les prises de parole. Sa crise n’est qu’une crise au milieu de mille autres crises. Sa colère brillant au milieu de légions colériques. C’est bien plus le sentiment. Le sentiment d’avoir autant de sentiments et si peu d’espace pour les faire croître. Une sensation de vivre en brûlant, de mourir à chaque instant. Que rien de plus clair. Rien moins transparent. Ni passé ni avenir pour s’apaiser. Comme il doit être doux, et long, de pouvoir prendre le temps de réfléchir. D’avoir le temps de parler, se contredire, changer d’avis. Or, quand tout dépend d’un seul, quand amis et ennemis se rejoignent en persuasion alors, oui, la vie n’a plus de prise sur soi. La mort s’agite au creux de chaque instant et, le long de la plage, faire les cent pas devient une révolte envers les Hommes comme envers les Dieux.

 


 

ALI

Le prophète a besoin de prophètes. Sa parole a besoin de paroles et sa divine lumière de reflets dans la nuit. Désormais, son âme croît toute entourée de corps solides et d’esprits fidèles, de prières durables et de chants lyriques que prolongent chacun de nos actes. Nous avons fait tatouer les vers du Livre aux flancs de nos chevaux. Nous parcourons la terre dans tous ses sens et chacun de nos galops véhicule sa voix à travers le paysage. Chacun de nos mouvements se fait tranchant comme le vent, nu comme le soleil et inextinguible comme le flambeau de Jibril. Les Alides pensent que mes bras et mes jambes sont immenses, que mon torse est repoussé de métal et que mon crâne est plus dur que l’ivoire. Je ne cesserai jamais de leur dire et répéter que c’est ma seule foi qui dimensionne ma force. Nul mieux que moi ne sait que l’enfant pur ou la femme pieuse pourrait aussi bien porter mon épée et la lever au ciel. Une seule joie profonde m’anime, un amour féroce de mon dieu et de son prophète qui me font vaincre l’air brûlant de chaque jour, la fraîcheur morbide de chaque nuit. Si le tranchant de mon épée demeure en effet sans trace et sans fissure c’est que j’y ai gravé moi-même la date exacte de ma mort. Je sais qu’un signe brille déjà, proche et lointain, net et précis à l’aplomb de mon front. Avant chaque bataille je dois parfois expliquer aux fidèles que je ne suis pas sans crainte tel qu’ils se plaisent à le croire. Que mes failles sont sûres, mais qu’elles se retiennent au creux de mes espérances comme les serpents à l’ombre de la dune. Je suis tissé de lectures saintes et d’espérances secrètes, de paroles divines et de certitudes interprétatives. Mon Seigneur m’a donné un cœur doté d’intelligence et une intelligence douée de cordiale pénétration. Ma langue peut aussi bien répondre à toute question que mon épée trancher tout nœud gordien. Pas un seul mot ne peut être révélé sans que je sache la raison, et le lieu, de sa révélation. Les fidèles savent que tout ne passe que par moi. Hormis mon Prophète, il n’y a personne de plus savant pour la connaissance de ce qui se trouve entre les deux couvertures du Livre. Personne plus capable d’engendrer sa sainte transmission. Des préceptes et des lois, j’ai forgé une source sacrée, intarissable et qui formera bientôt un fleuve tumultueux d’abord, une longue mer intérieure ensuite, au beau milieu de laquelle grandiront ensemble ma foi, ma famille et mes actes. Je suis juché sur une dune de joie et de sanglots. Le temps humain coule en moi comme un sable rêche, infini, et brûlant. Seule mon épée géante me survivra. Les fidèles l’accrocheront à l’entrée d’un temple dont chaque visiteur baisera le seuil en entrant. Pour maintenant et pour toujours, je suis le premier à avoir grandi dans le Livre comme dans sa Foi.

 


 

ARJUNA

Ma vie doit être à la fois longue, et courte, comme le jet d’une flèche en plein cœur de sa cible. Ma vie doit tendre qu’à n’être l’arc, la flèche et la cible en même temps. Tout n’est-il pas blanc, immaculé, infini autour de moi ? Blancheur de page ne demande qu’à s’écrire, à être traduite, à être couverte de questions et de réponses comme une armée  ennemis de flèches définitives. J’entends déjà le galop des chevaux dans mon dos. Leur haleine sauvage brûle la base de ma nuque et la tresse de mes cheveux change peu à peu de forme et de nature. Le temps et l’espace brillent à mon front et le nom de mes ancêtres file entre les phalanges de mes doigts comme de l’eau. Désormais, les cordes et les nœuds de mon lignage s’effilochent dans le vent de l’Histoire à chaque fois que Krishna murmure à mon oreille. Lui seul est capable de conduire mon char et mon esprit en même temps. Lui seul a la même forme que mes désirs et mes regrets, mes souvenirs et mes secrets emmêlés. Je ne suis pas qu’un simple fils, un seul frère, un neveu naïf ou un oncle tout puissant. Je ne suis pas un disciple, un élève, un vulgaire bras armé sous l’aile du destin. Je suis cet enfant de soi-même que mes actes mesurés qualifient. Je suis la blessure de cendres au milieu du brouillard des décisions. Je suis l’impureté native qui donne son sens à la pureté native des dieux. Mon bras détient la force de l’éléphant et la vivacité du naja naja. Je peux sourire aux dents du crocodile et percevoir l’œil du poisson dans la mer aux mille bleus. Je vois le ciel, l’arbre, le vent et l’oiseau en même temps. Mais si je tire plus loin et plus vite que mon ami ou que mon ennemi, la source de ma gloire guerrière sera bientôt celle de mon repentir ardent. Chacune de mes victimes est aussi mon âme blessée. De chaque sang versé jaillit une lumière plus aiguisé qu’une épée. Mon destin est de faire croître la lumière au coeur de la nuit. Mon but de rendre la terre à son ordre bafoué. Je n’hésiterai pas à mettre le monde à feu et à sang s’il le faut. A brûler villes, prairies et forêts. Je brûlerai les vivants et les morts. Je brûlerai jusqu’au feu lui-même, puis je retournerai une à une toutes les cendres du désespoir jusqu’à ce que la terre de mon père redevienne pure comme le soleil au zénith. Sans peur, sans haine ni bonté mon destin s’accomplira dans la mélancolie blanche des origines, qui n’a d’égale que celle des horizons.

 


 

ALICE

Nul n’est jamais le même devant, ou derrière une porte. Et des mondes insoupçonnés grouillent dans l’entre-deux. Par ailleurs, personne n’est personne. Personne n’existe sans la proximité des autres personnes. Dès lors qu’une personne paraît, qu’elle passe sa tête dans l’entrebâillement de notre porte, de notre espace-temps, il n’est plus possible de garder le silence. Nul ne peut s’empêcher de parler en présence d’autrui, quelle que soit sa forme ou sa métamorphose. L’Homme est animal parlant, parleur, menteur, conteur, raconteur de racontars au fil des jours et des heures. Les dialogues et les termes rapportés font le sel de son existence. Et il n’est pas si sûr que le monde soit plus fait pour nos yeux que pour nos oreilles. Vivre enfant c’est accepter d’être dans, avec, grâce, à travers, au milieu, vers, sur, parmi les autres tous les autres, dans tous les règnes, et qui nous définissent berge d’en face. Rive parallèle du fleuve des larmes. Certitude flottante d’être au monde avec ses multiples reflets. Vivre enfant c’est faire de l’ennui un levier capable de soulever des souris pour en faire accoucher des montagnes. C’est transformer les mots en jeux et les jeux en mots, les images en paysages, les personnes en personnages et les vice en versa. Quel que soit le domaine, quel que soit le lieu, quel que soit le pouvoir le pur baigne souvent dans l’impur et le complexe dans la simplicité. Les dieux de l’hospitalité tiennent dans le simple sourire d’un chat dissipé, et ceux de la bêtise dans l’hubris des puissants. La folie gît dans la réfutation du temps et la poésie dans le métabolisme des formes et objets. Les cannes-flamant roses, les montres-déréglées, les balles-hérisson et les artisans qui travaillent du chapeau… Tout ce que l’on ressent est vrai puisqu’on l’a ressenti. Mais tout peut être qualifié et disqualifié en même temps. Les clefs et les serrures, les pleins et les déliés, les questions et les réponses. II ne suffit pas d’être aimable pour être aimée. Il ne suffit pas d’être grand pour échapper à la bassesse. Il ne suffit pas d’être adulte pour être sensée, ni d’être enfant pour être insensée. Si le monde est tout ce qui nous advient, il faut bien dire que c’est bien souvent sous la forme d’une rencontre, d’une conversation, d’une situation appelant la reprise comme la curiosité, la stupeur comme la sérialité. Il n’y a donc pas de propositions subordonnées au plaisir de la relation. Les mots comme les intentions sortent directement du four avec les scones à l’heure du thé. Ils jaillissent comme des flèches en carton vers des cibles d’acier. Il n’y a que ceux qui cherchent, qui trouvent. Mais ceux qui trouvent continuent parfois de chercher. La vérité se trouve aussi bien au fond du trou qu’à sa surface. Aussi bien d’un côté que de l’autre du champignon. Aussi bien dans le jeu de la rétention que dans celui de l’expansion. Le jeu du commencement, le jeu de la fin. Tant qu’il y aura des petites filles qui s’ennuient au fond de leur chambre, les histoires ne finiront jamais. Le temps est une personne et un pays en même temps. Et tous deux s’appellent Alice.

 


 

AALEPH

Les dieux ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne savent pas combien les formes et les noms qu’ils leur suggèrent du monde prennent une importance particulière dans le cœur des Hommes. Il est vrai que la conscience de chaque chose aura si longtemps ruminé dans la soupe des origines, que leur aube et leur crépuscule paraîtront toujours tissés à l’instar des oaristys produits par les éléments naturels. Les lumières de la Création ne riment jamais mieux qu’avec ses ténèbres. Si la réalité du monde est ce qui nous advient, sa perception en revanche nous fuit parfois avec avidité dans le fleuve des circonstances existentielles. Le sens des choses — toutes les choses — ne viendrait nous ceindre le front que par surcroît, par une sorte de « hasard du destin » que nous sommes trop souvent incapables de saisir, de comprendre et de prendre en compte avec nos mains les plus anciennes, les plus neuves, les plus précieuses et ensemble les plus caressantes… Serait-ce, en vérité, qu’un profond secret nous échappe encore et toujours ? Un horizon qui s’enfuit à notre approche ? Et si oui, est-il bien celui qui, en même temps, nous étreint comme une main de soie dans un gant d’acier ? Cette loi qui nous domine est-elle une joie dominant jusqu’à la loi elle-même ? AAleph nous crie que la mystique du bonheur n’est pas plus une lettre qu’un chiffre. Pas plus le commencement que la fin. Pas plus un secret qu’une révélation mais bel, et bien, tout cela à la fois et à la fois, ce tout. Un bloc unique, chu d’un désastre obscur, forgé de mille fragments at qui flotte au-dessus d’un marais. A travers les barres de la lettre initiale, il faut s’imaginer les cornes du taureau sacré ancrées jadis dans la terre comme dans le ciel, et vice versa jusqu’à nos jours, ici et maintenant. Un et Deux gisent dans le même espace et le même temps. C’est un cycle naturel et une rupture permanente. Une dérive des continents et une cordillères des Andes. Un mouvement perpétuel et un arrêt sur image. Une porte étroite et un sentiment océanique. Une plénitude nilotique et un remembrement d’Osiris. Ce qui nous dépasse est la preuve que les dimensions et les images se frottent, montent en température, fusionnent à l’infini et finissent cœur et poumons, enchâssés dans la même cage thoracique. Une île d’os, de chair et de sens où l’esprit s’est fait chair et la chair, esprit. Ce que nous cherchons est aussi ce qui nous cherche. Nous sommes les deux termes d’un même symbole. Le seul paradoxe qui aille et qui vaille, est celui qui souffle dans nos ailes fragiles, toutes teintées de rouge et de noir, toutes maculées de boue et d’or, toutes intriquées de toi et de moi. La plus juste des associations, la plus mûre des symbolisations, la plus certaine des projections du mot Aleph ne cessera jamais de consonner avec l’affirmatif ! Avec la volonté sensible du verbe Aller ! Alors puisque nous avons le pouvoir de féconder la matière même de nos vies, de la transformer et de la métaboliser jusqu’à la ferveur de l’abstraction, alors faut-il crier Allons ! Allons, créons, aimons et laissons s’exprimer cette volonté bordée de plumes et d’airain. Allons en confiance comme en sérénité. Marchons vers notre devenir, vers notre destin, vers notre Loi d’Amour qui est la seule vérité de l’Être au monde. La seule unité de l’Âme avec le monde. La première et la dernière marques de notre nature profonde, c’est-à-dire et c’est-à-écrire ici, de notre AAleph, cet infini- défini, avec deux A identiques, dans son nom.

 


 

ALOMI

Les bonnes nouvelles arrivent parfois du ciel. Alomi marchait sur le chemin de Compostelle, et la fatigue de l’existence alourdissait son pas. Son regard baissait de plus en plus vers ses pieds qui, douloureux, visaient le repos plutôt que l’horizon. Si la route devait être longue, certains jours le seraient plus encore. Arrivée sur les terres fertiles de la colline de Taizé, la jeune femme fut arrêtée par une épiphanie animant le paysage. Récitant la forme d’une vie passée ou celle d’une vie à venir — comment savoir ? — une cérémonie sauvage se déroulait sur cette berge du monde. Venues de toutes parts, des nuées d’oiseaux y faisaient assaut de mouvements et de cris. À la verticale du village, leur communauté soudaine traçait des nuages de mots incompréhensibles, dont les fragments roulaient et s’enroulaient sur un fond de couleurs fauves. En l’espace de quelques secondes, des paquets de signes typographiques à la fois solides, liquides et gazeux passaient par les mille et une possibilités du sens, mais sans jamais parvenir à imprimer la plus grande des pages. Quelque chose semblait s’être déréglée dans la mécanique générale. Le Temps semblait bloqué dans l’Espace. Tout autour d’Alomi, leurs visages héliotropés vers le phénomène, habitants et passants s’étaient arrêtés. Là où ils ne virent qu’un énième spectacle de la Nature, elle, en revanche, ne put faire autrement que de ressentir le mystère d’une phrase à  déchiffrer. D’une réalité prégnante. D’un message intime. D’un poème tourné, retourné, chantourné sur lui-même avec la ferveur d’une prière. Écrit dans une langue claire obscure, langage à l’intérieur du langage, le texte semblait éprouvé par des mains invisibles. Bientôt, la nuée d’images qui, sans cesse, naissait de la nuée d’oiseaux déposa des ombres blessées et des lueurs taillées sur le front d’Alomi. Un diamant brut brillait au milieu de cette masse de charbon. Un feu jaillissait au centre de ce céleste halelujah. Était-ce arrivé de manière illusoire ou fortuite ? S’agissait-il d’une apparition ou d’une apocalypse ? D’un simple besoin de faire signe ou d’une prodigalité divine à nulle autre pareille ? Elle comprit aussitôt que les murs étroits séparant le cœur de la raison devaient finir par céder un jour. Qu’un arc révélateur la reliait désormais à sa foi par un faisceau de liens anciens et nouveaux, originels et révélateurs, denses et légers. Un motif tissé de racines, de fleurs et de germes susceptible d’accueillir, en majesté, le texte de chair et d’esprit qui, depuis toujours, couve en son âme éprise. Les bonnes nouvelles arrivent parfois du ciel, dans une murmuration aussi puissante qu’une lame de fond. L’espace d’un instant, d’un cyclone au ralenti, la vérité battait entre les ailes des anges et des oiseaux. Il fallait juste être là. Il fallait être ajusté à cet immense point d’interrogation cherchant à résorber sa courbe. A cette manifestation soudaine d’un Royaume caché. Cette rencontre à ne pas manquer. Ce chemin possible vers le Domaine mystérieux... Plusieurs fois de suite, un même sablier se retourna dans le crâne de verre d’Alomi. Les âges du monde formèrent des anneaux de lumière tout autour d’elle puis, dans un éclat de joie, les volatiles se mêlèrent aux nuages assombris avant que de disparaître tout à fait derrière l’horizon. La jeune femme posa son sac sur la colline-autel de Taizé, décidant de laisser Compostelle aux mânes du Futur et son ardeur aux feux du Présent. In albis sedens Angelus… Enivrante à souhait, le présent avait pris la forme d’une rose, transparente et blanche à la fois. La beauté avait en profondeur pénétré Alomi, et c’est cette profondeur qui, désormais, serait pour toujours sa beauté. Vivre comme aimer serait une joie et une souffrance. Il n’y aurait peut-être plus jamais de nuit, pour Alomi ?

 


 

ASSIA

 

Le soleil n’est pas toujours à sa place. S’amenuisant vers ses extrêmes, il courbe le ciel en forme d’arc primitif et sauvage. Chaque jour passe au travers des corps à la manière d’une flèche, plus ou moins ralentie. Mais seule, la femme de Pharaon subit les traits de deux soleils à la fois, qui ne peut défaire les plis d’une âme inquiète qu’au gré de crépuscules ardents. C’est lorsque Nout, fille de l’air, de la terre et du ciel couvre son ventre nu d’un vacillant espoir, qu’en lieu et place du feu dominateur, par milliers, semblantes aux flammes des torches imbibées de naphte s’installent de minuscules feux. Là, dans le refuge troué de la nuit et de ses yeux débarrassés du parfum lourd des khôls, Assia aux longues tresses défait moralement les troubles de sa royale demeure, hypallage meurtri d’un empire et d’un peuple abaissés. Elle se laisse alors envahir par les eaux de la rêverie secrète et de l’admiration nouvelle. Enfant poisson, enfant crocodile, enfant rejeté par le Nil et véritable don d’Isis comme d’Osiris, elle sait déjà que le nom de Moïse est à lui seul miracle. Les pensées secrètes de l’épouse de Ramsès sont comme des ombres inchâtiées par le soleil, et, lorsqu’aux premières vapeurs de l’aube toute chargée des effluves, des sons et des insectes du Nil, les anges du Dieu unique la quittent enfin, ce n’est pas sans lui offrir la protection d'ailes fraîches et suspendues, à l’ombre desquelles elle pourra respirer jusqu’au soir. La foi rentrée de la reine la fertilise toute entière d’une boue sanguine et sacrée, dont elle façonne patiemment des murs intimes. Abris de fortune, maison intérieure ou palais en paradis, mais un espace inviolable, pour toujours sauvé de son sinistre époux. De ses erreurs, ses injustices et sa couronne désormais faussée.